We Keep Our Victims Ready, 1990
Betacam SP PAL, couleur, son, anglais
Dans sa performance We Keep Our Victims Ready, Karen Finley explore les intersections entre traumatisme, vulnérabilité et pouvoir, offrant une critique de l’objectification sexuelle et des violences opérées sur les femmes. La pièce aborde la façon dont certains individus, en particulier les femmes, sont conditionné?es à exister en tant que victimes potentielles au sein d’un système patriarcal violent. Dans une scénographie minimaliste, Finley incarne successivement des victimes de violences sexuelles et des agresseurs, à partir d’un script qui laisse place à des moments improvisés durant lesquels l’artiste américaine utilise certains aliments pour rompre avec l’auto-érotisation de mises en scène dénudées. Dans son essai consacré à l’œuvre de Finley, l’autrice Mélissa Bertrand rappelle que la performeuse introduit par exemple « de la gelée dans son soutien-gorge sous prétexte que ses seins ne seraient pas assez gros. Elle taquine le public et, par le discours comme par le geste, elle encourage l’observation de ses attributs genrés. » [1] Finley s’enduit ensuite le corps de chocolat en référence à l’histoire de Tawana Brawley ; adolescente Afro-américaine retrouvée vivante dans un sac poubelle en 1987, et dont le corps avait été recouvert d’excréments et d’insultes racistes. Après avoir dénoncé quatre hommes de l’avoir violée et laissée dans cet état, l’adolescente a été accusée d’avoir elle-même créé les apparences d’une telle agression. Finley remet en perspective cette affaire à travers une métaphore extrême – le chocolat symbolisant des excréments –, pour interroger les raisons qui auraient pu pousser Brawley à un tel acte de désespoir : « Était-ce le meilleur choix ? Quel était le pire ? Quel était l’autre choix ? » Dans une dernière séquence, l’artiste se couvre le corps de guirlandes puisque, dit-elle avec une ironie grinçante, « peu importe à quel point une femme est maltraitée, elle sait toujours comment s’habiller pour le dîner ».
Finley met ici le public face à des vérités troublantes sur l’exploitation du corps féminin, à travers une parole qui se développe dans un rythme haletant, ponctué d’interpellations et d’actions scéniques dans lesquelles le corps de Finley devient le vecteur d’une expression politique viscérale. Le rapport boulimique à la consommation et à l’expulsion, entretenu par un renvoi systématique à la nourriture, transforme cette présence corporelle en un « monstre de l’oralité, [une] femme dévorante » [2], selon la théoricienne Cynthia Carr. Le corps devient alors un espace de résistance, un lieu de souillure volontaire qui n’a rien à voir avec les pratiques cosmétiques traditionnelles : les aliments qui le recouvrent ne cherchent pas à le sublimer, mais à montrer sa vulnérabilité, sa porosité aux violences sociales et symboliques. En mêlant frontalité langagière, nudité performative et détournement des matériaux du quotidien, Karen Finley fait de We Keep Our Victims Ready une œuvre féministe radicale. Elle dénonce la violence perpétuelle qui pèse sur les corps féminins, tout en exposant les mécanismes culturels et médiatiques qui les invisibilisent ou les fétichisent.
Nicolas Ballet
2025
[1] Mélissa Bertrand, « Usages "anti-cosmétiques" de la nourriture dans les performances de Karen Finley, Rébecca Chaillon et Nadège Grebmeier Forget », Les chantiers de la création, 16 | 2023, mis en ligne le 30 octobre 2023, consulté le 29 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lcc/6493
[2] Cynthia Carr, On Edge: Performance at the End of the Twentieth Century, Hanovre, University Press of New England, 1993, p. 130.